Tribune de Jean-François Chiron théologien

Le père Jean-François Chiron, collaborateur du curé Loïc d’Aranda, publie régulièrement des tribunes dans le journal La Croix.
Voici celle du 27/02/2024 sur le texte Fiducia supplicans du pape François qui autorise la bénédiction des couples homosexuels.

Jean-François Chiron s’interroge sur les circonstances de sa publication surprise, et sur ce qu’elle dit de la pratique du pouvoir de François dans un contexte de Synode :

Qu’ajouter à tout ce qui est dit sur la déclaration Fiducia supplicans ?

Il reste possible de s’interroger sur la façon dont le document vient perturber le jeu de la synodalité, voire le « fragiliser », comme l’a écrit La Croix. La synodalité, c’est la valorisation du rôle, dans l’Église, à tous les niveaux, des « quelques-uns » par rapport au « un seul ». Comment la prise de position d’« un seul », le pape, s’insère-t-elle dans l’action de « quelques-uns », les évêques ?

Reconnaissons que les circonstances de la publication n’honorent pas le b.a.-ba de la démarche synodale : pas même de consultation du dicastère romain concerné, ni des autres dicastères de la Curie… Sans doute a-t-on voulu éviter les fuites, inévitables sur un sujet aussi sensible. Mais cette préoccupation ne suffit pas à justifier un tel procédé. Comment, du moins, l’expliquer ?

Rappelons un élément fondamental : en catholicisme, la dialectique synodale se joue à trois termes, « un seul »- « quelques-uns »- « tous ». On ne peut faire l’impasse sur le « un seul », en l’occurrence le rôle du pape, faute de quoi on sortirait de la tradition catholique. Mais c’est aussi une question de tempérament. Le théologien Yves Congar l’avait dit en son temps : « Je pense qu’une théorie assez monarchique pratiquée par Jean XXIII serait très collégiale, tandis qu’une théorie collégiale pratiquée par Pie X ou Pie XI serait très monarchique. » La synodalité mise en œuvre par un pape François aura toujours, reconnaissons-le, quelque chose de « monarchique »…

Devant le fait accompli

Il est vraisemblable, aussi, que les instances romaines aient voulu évacuer une question qui pouvait parasiter les débats lors de la session d’octobre 2024, comme cela avait été le cas pour l’ordination d’hommes mariés lors du Synode sur l’Amazonie : l’arbre d’une question particulière en était venu à cacher la forêt de la synodalité.

Allons plus loin, et risquons une hypothèse : Rome a voulu mettre devant le fait accompli. Car il était prévisible qu’un débat aurait empêché l’évolution souhaitée sur cette question par le pape. C’est encore la controverse sur l’ordination d’hommes mariés lors du Synode sur l’Amazonie qui a pu constituer un précédent : l’opposition catégorique de quelques-uns avait interdit tout consensus, et donc toute évolution. Alors qu’on aime rappeler l’adage « seul on va plus vite, ensemble on va plus loin », force est de reconnaître qu’être ensemble peut empêcher d’avancer…

Déminer le terrain

Sans doute les instances romaines pensaient-elles avoir suffisamment « déminé le terrain » en distinguant entre bénédictions, en soulignant que le mariage n’était pas en cause. Cela n’aura pas suffi à endiguer la diversité des réactions, et parfois leur virulence. Sur le mode du « cachez ce couple que je ne saurais voir », des évêques auront, en France, déclaré s’en tenir à la bénédiction des individus, récusant ainsi ce qu’autorise un document romain à dimension normative (qu’en sera-t-il si des prêtres suivent Rome plutôt que leur évêque ?).

Le Conseil permanent de la Conférence des évêques, soucieux de ne désavouer personne, à Rome ou ailleurs, parle de bénir les personnes, sans évoquer, mais sans récuser, la bénédiction des couples. Plus radicale est la fin de non-recevoir opposée par les évêques d’Afrique subsaharienne : au nom de la préservation de la culture locale, mais aussi du refus d’une culture occidentale délétère et impérialiste – mettant en garde au passage contre la complicité de l’Église avec cette culture.

Une voie alternative était-elle envisageable ? Imaginons que Rome ait joué le jeu des conférences épiscopales, leur proposant de mettre en œuvre un document qui aurait formulé une possibilité, tout en leur laissant un choix. Ç’aurait été reconnaître, d’emblée, la légitimité de la diversité des pratiques à l’échelle universelle, la foi restant sauve. Rappelons la formule, au IIe siècle, de l’évêque de Lyon Irénée écrivant au pape Victor : « La différence dans la pratique du jeûne confirme l’accord dans la foi. »

Mais l’acceptation d’une certaine diversité n’est pas, l’histoire le montre, dans l’ADN catholique : le réflexe est de dire que c’est la foi, par définition une et unique, qui est en cause… Et qu’en aurait-il été au sein même des épiscopats concernés ? Jusqu’où la diversité peut-elle aller sans incohérence ? Ce qui aurait été possible sur une rive de la Loire ne l’aurait pas été sur l’autre ? Moyennant quoi, on en est bien là.

Un paradoxe

Rappelons enfin un paradoxe. Jusqu’à François, les théologiens soucieux de « faire bouger les lignes » dans l’Église, s’agissant du fond de certaines questions comme des modalités de décision, promouvaient les institutions qui pouvaient faire contrepoids à la primauté romaine, à commencer par les conférences épiscopales. Le « mouvement » (réformateur) semblait être du côté des épiscopats – les « quelques-uns », alors que le statu quo était le fait du « un seul » romain. On était dans la continuité de Vatican II, où le changement était venu de l’assemblée conciliaire, la Curie résistant, les papes jouant un rôle de modérateur et de médiateur.

Mais, avec François, les choses ont brusquement changé. Le mouvement est du côté de Rome, Amoris laetitia et Fiducia supplicans en sont les exemples, mais aussi des textes plus programmatiques comme l’exhortation Evangelii gaudium, sans parler de l’esprit du pontificat. Et ce sont les épiscopats qui résistent : en Afrique, en Europe de l’Est, aux États-Unis, l’attentisme semblant dominer en Europe occidentale (sauf en Belgique et en Allemagne). Comment donc continuer à valoriser les « quelques-uns » plutôt que le « un seul », tout en cherchant à faire bouger les lignes ? Voilà la question de fond posée à la synodalité et à ses promoteurs, celle que Fiducia supplicans a mise en pleine lumière.

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29 février 2024, mis à jour le 8 août 2024